06 Jul. 2020

MODE ÉMOTIVE

Tendances

Les marques doivent remettre au coeur de leurs valeurs l'authenticité et le dialogue


En 2020, la mode et le luxe semblent confirmer ce credo déjà répandu : de l’émotion tu donneras. Après l’expérience, l’émotion est le nouveau saint graal des marques et communicants. Le client est donc remis au centre des stratégies. Un concept qui n’est pas novateur et qu’analysait déjà Marc Gobé, en 2002, dans son son ouvrage “La marque de l’émotion”. Selon le président de l’agence Desgrippes Gobé Group, la société industrielle a laissé place à une société émotionnelle dans laquelle le succès commercial d’un produit ne repose plus seulement sur son matérialisme pur mais également sur sa symbolique et la réceptivité du consommateur. Le branding d’une marque se recentre donc sur l’émotion qui devient un moyen efficace de se démarquer d’une myriade d’autres, connectées et influentes. Désormais griffes et consommateurs entretiennent des relations de proximité à la “je t’aime, moi non plus”. Les marques “sustainable” semblent avoir une longueur d’avance dans cette entreprise remettant au coeur de leurs valeurs, l’authenticité et le dialogue. C’est autour de l’enjeu de ces nouveaux modèles durables que sont venus discuter Karine Schrenzel, à la tête des 3 Suisses et Pingki Houang, de Fashion Data, autour du journaliste Matthieu Guinebault, Fashion Network.

Longtemps déshumanisée par des années d’industrialisation et de fast fashion, la mode fait aujourd’hui voeu d’humanité. Face à un consommateur de plus en plus engagé et informé, elle doit convaincre de ses qualités “humaines” afin de créer une relation riche et durable basée sur un mot devenu clef : la confiance. Pour s’inscrire dans la durée, elle doit donc rassurer sa clientèle et se dévoiler. Le rapport pyramidal traditionnel marque / client et dépassé et semble se diriger vers un dialogue d’homme à homme. L’heure semble donc à la conciliation. Plus encore, à la réconciliation.

Les consommateurs deviennent centraux dans la stratégie des marques, il ne s’agit plus désormais de les perdre dans un storytelling factice mais de les inviter dans un univers séduisant tant par sa création que par ses symboles et ses valeurs. L’avènement du tout numérique a entraîné un nouveau rapport de force dans la course à la durabilité et à l’écoresponsabilité. La jeunesse notamment défend une nouvelle manière de consommer largement influencée par la durabilité. Depuis les conditions de fabrication des produits jusqu’à leur valeur de revente, c’est toute une chaîne de valeurs qu’il faut revoir pour séduire cette classe rebelle. “Les millennials ont été parmi les premiers à dénoncer la surconsommation”, explique Pingki Houang, de Fashion Data. Contrairement à leurs aînés qui consomment beaucoup et sont guidés par une logique expérientielle, la jeunesse fait prévaloir le durable, l’authentique et l’émotion. Un vêtement qui touche, cela pourrait donc bien être le défi de la mode de demain.

"Il y a une appétence croissante pour une mode plus responsable. De nombreuses marques ont émergé dans ce giron, notamment les DNVB”, explique Matthieu Guinebault, de Fashion Network. Nés sur internet, les “digitally native vertical brands” fondés sur le business model “direct to consummer” redessine radicalement les standards du retail et sa chaîne de valeurs. Face au nouveau paradigme de responsabilité, les DNVB s’engagent et se positionnent sur ce marché porteur grâce à la diffusion de valeurs bien ancrées et à des interactions fréquentes avec leurs clientèle. Et si les petites marques montrent la voie, les grands groupes suivent.

L’émotion et la dialogue, ce sont en effet les piliers de la nouvelle stratégie des 3 Suisses et de sa directrice, Karine Schrenzel, qui fait le pari de relancer cette marque patrimoniale sur le devant de la scène. Les 3 Suisses, c’est d’abord l’histoire d’un catalogue de vente par correspondance de laine à tricoter, né en 1932, puis devenu iconique par la suite en suivant la croissance du prêt-à-porter. Le catalogue, qui sera le premier à publier une femme vêtue d’un pantalon en couverture en 1969, traverse des décennies de mode, ouvrant la voie également aux collaborations avec de grands noms comme Sonia Rykiel, en 1977. Mais du temps en est passé depuis l’âge d’or du papier et des catalogue de mode. Depuis le marché s’est globalisé, la production s’est emballée et le numérique a tout révolutionné. Comme son rival historique, La Redoute, 3 Suisses a dû repenser son modèle et s’adapter aux nouveaux enjeux de l’industrie sans renier toutefois son ADN premier : la promotion d’une mode accessible et populaire mettant en avant le savoir-faire.

“Il faut remettre de l'émotion dans la chaîne de valeurs des marques de mode et ouvrir le dialogue, soutient Karine Schrenzel. Il y a une véritable appétence aujourd'hui pour les marques à se retrouver, à échanger et à avoir des projets communs. La transformation du modèle des 3 Suisses illustre bien le virage pris par l'industrie. Nous sommes à un tournant.” La marque défend ainsi le prisme de la durabilité et l’impératif d’une mode plus responsable et à échelle humaine tout en promouvant le retour au “made in Europe” après des années de délocalisation en Asie notamment. Un modèle dans l’air du temps qui souhaite surtout s’inscrire dans la durée. “La durabilité devient essentielle, c’est l'un des vrais enjeux de la mode éco-responsable. Plus encore, il faut retrouver la vraie valeur du vêtement. La cherté d'un produit favorise son éco-responsabilité : le véritable enjeu, c'est l'éco-rentabilité”, conclut Karine Schrenzel.

Comme les 3 Suisses, de plus en plus de marques dévoilent un nouveau visage en mettant au centre de leur préoccupations le vêtement, le social et l’éthique et en revenant finalement à un modèle plus humain. En se détachant des rouages, parfois vicieux, d’un fast-system névrotique, ces nouveaux artisans de la mode souhaitent revenir à des valeurs plus authentiques comme en témoigne par exemple l’importance accordée au dialogue à travers un catalogue ou un magasin physique. “Nos forces, ce sont nos magasins et nos équipes locales. Qu'est-ce qui crée de l'émotion ? L'accueil”, conclut Pingki Houang, de Fashion Data. Sans rentrer dans une bienpensance institutionnalisée, ni tomber dans un néo “green washing” bien marketée, la mode aujourd’hui se rêve plus lente et plus sereine : plus humaine.