Talk Impact à propos de l'état de santé de la Mode aujourd'hui
Depuis le XVe siècle, la “mode” est matière à réflexion. Jusqu’au XIXe siècle, elle est encore marginale face au règne de la tradition et du classicisme, puis elle se voit ensuite consacrée par la “modernité”, dont le néologisme apparaît d’ailleurs au XIXe siècle, qui la consacre comme un sujet moral, social, esthétique et même philosophique. La mode définit la qualité de ce qui est moderne. Elle met en lumière le goût du jour et s’approprie l’esprit du temps pour mieux le représenter. Création futile ou pourvoyeuse de nouveauté, elle met en lumière la beauté particulière d’une époque, d’une société et d’un individu. Liant l’absolu et le relatif, elle est donc par essence transitoire, fugitive et contingente. Formatée ou disruptive, courtoise ou contestataire, elle est cet insubordonable style capable d’ébranler les moeurs et les normes. La mode constitue donc un témoignage privilégié de nos comportements en société dont elle dresse en quelque sorte l’état de santé. Comment se porte donc la mode en 2019 ? Petit état des lieux avec la créatrice Valentine Gauthier, Sakina M'Sa, la fondatrice de Front de Mode, et Gaelle Constantini de l’Atelier Gaelle Constantini autour de Pascal Mourier, journaliste mode.
Depuis ses débuts, la créatrice franco-comorienne Sakina M’sa défend l’idée d’une “mode éclairée : désirable, durable et responsable”. Une mode en prise avec son temps qui devient un réel outil d’insertion, plus encore un outil de combat comme en atteste le nom de son concept-store : Front de Mode. En tout temps, la mode éclaire par ses symboles ou asservit par ses diktats. Aujourd’hui, loin des frontières imposées par le genre, le rang social, l’origine ou encore l’âge, Sakina M’Sa se pose en chef de file d’une nouvelle vogue de créateurs prêts à en découdre avec une mode à oeillères. Comme d’autres designers indépendants à l’image de Valentine Gauthier ou Gaelle Constantini, elle promeut l’idée d’une mode inclusive et transparente à toutes les étapes de fabrication et de production de ses pièces. Bref, la primauté du vêtement et de celui qui les crée. “Nous assistons aujourd’hui à un changement de paradigme dans l’industrie, on se dirige vers une mode plus vertueuse et plus optimiste”, explique la créatrice. Une mode capable d’influer sur le monde. Sakina M’Sa n’hésite pas alors à créer ses propres fashion weeks, depuis ses premiers podiums en région parisienne où elle fait défiler les gens de son quartier jusqu’aux rangs plus froids de la maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis où les détenues défilent pour sa collection en 2012. “La mode est un outil de désir mais elle née aussi d’un désir d’entraide. Il faut relancer la machine à désirs pour mener à l’illumination.” Alors, la mode, un habit de lumière ? Pour Sakina M’Sa, elle se doit en tout cas d’être au service de l’élévation des individus. Et non l’inverse. La bienveillance et l’optimisme, deux valeurs que l’on retrouve dans la vision de Gaëlle Constantini dont la marque éponyme propose des vêtements éco-responsables basés sur le savoir-faire local. Un vision éclairée de la mode et un défi de tous les jours qui n’est pas sans contraintes mais que les trois designeuses prennent avec le sourire.
Loin du greenwashing ambiant, nombreux sont les créateurs indépendants à soutenir une autre manière de faire la mode en prônant le retour à un modèle ancien. “Je souhaite revenir à l’artisanat premier et à une consommation ancienne, explique la créatrice Valentine Gauthier, celle que l’on m’a inculqué dans mon éducation. Soit, acheter moins mais mieux.” La mode, éternelle frondeuse, semble en effet se jouer du temps en promouvant un cycle vertueux qui n’est pas sans rappeler celui de nos parents et et de nos grands-parents. Revenir à une consommation artisanale, locale et à petite échelle : retrouver l’usage et la valeur du vêtement. Revenir à ce luxe fait de tradition, de savoir-faire et de belles matières symbolisant la rareté mais aussi la cherté. Revenir au juste prix du vêtement donc et aux compétences qui se cachent derrière. Dans un monde globalisé où les groupes industriels sont à la recherche d’une production en série permettant la diffusion la plus large, la plus rapide possible et au prix le moins coûteux, ce retour au source séduit de nombreux adeptes. “Je préfère le travail bien fait au rythme épuisant des collections imposées par l’industrie”, explique Valentine Gauthier. Diplômée en géo-ethnologie et en stylisme aux studios de la Maison Martin Margiela, la créatrice confesse travailler à l’instinct. Un savoir-faire qui se perd ?
La mode ne connaît en effet plus de saison. Se déroulant autrefois sur des cycles longs, son rythme s’est progressivement emballé entre les collections des fashion weeks, des collections croisières, collabs, capsules et drops en tout genre. La mode à deux saisons - Printemps-Été et Automne-Hiver - a laissé place au jeu de la l’offre et de la demande perpétuelle laissant libre cours à l’esprit capricieux et volage du consommateur. “Nous devons stopper cette boulimie de la mode”, explique Sakina M’Sa. Un message repris en choeur à travers la planète qui semble peu à peu se faire entendre dans les plus hautes sphères de l’industrie comme en témoigne la récente suppression de la Fashion Week de Stockholm en juillet dernier qui intervient comme un cri d’alerte dans la mode. Ou encore, la discussion ouverte entre le British Fashion Council, l’organisateur de la Fashion Week de Londres, et Bel Jacobs, le représentant du mouvement mondial “Extinction Rebellion” qui demandait l’annulation de la grande messe londonienne. Si les Fashion Weeks ont encore de beaux jours devant elles, le simple fait de les pointer du doigt, les jugeant parfois obsolètes et trop onéreuses, démontre d’une prise de conscience généralisée que l’industrie ne peut ignorer. Ce nouvel éveil des consciences, notamment écologique, a donc un impact direct sur les géants de la mode et du luxe désireux d’apporter des solutions et conscients du coût que représentent ces grands rassemblements. À l’image d’Azzedine Alaïa, qui le premier décida d’arrêter de suivre le temps des défilés, certains créateurs s’octroient désormais le luxe de présenter leur collection quand ils le souhaitent comme la grande Maison Margiela ou la marque Vêtement qui prônait en 2018 le “no show”. La maison italienne Gucci a quant à elle trouvé un bon compromis en annonçant en septembre dernier qu’elle compenserait financièrement l’ensemble des émissions de CO2 qu’elle produirait lors de ses shows afin de réduire son empreinte carbone à zéro. Mais si le luxe et les grands groupes tentent de repenser le système, ce sont surtout les jeunes marques qui montrent le chemin de l’éco-responsabilité malgré les obstacles et difficultés rencontrés au quotidien.
Une nouvelle “écologie créative” semble ainsi voir le jour, portée par un nouveau système de valeurs qui revalorise le travail, l’instinct ou encore l’entraide. Des créateurs qui se recentrent surtout sur la création et le vêtement. “Le rapport au vêtement est essentiel. La mode, ça se sent, ça se touche, ça s’essaye”, conclut Gaelle Constantini. On veut en finir avec la dictature du neuf, du scintillant et de l’emballé”, renchérit Valentine Gauthier. “Une philosophie qu’il faut désormais inculquer au consommateur habitué à une offre sans cesse renouvelée et remise au goût du jour. La mode semble en effet subir le revers de la modernité. Soumise à la logique marchande et à une critique de masse, elle doit s’émanciper de son statut d’objet de consommation, par essence éphémère et périssable, pour revenir à un style pérenne et pourquoi pas intemporel ? Une mode à rebours donc à la recherche du caractère sacré que l’époque classique pouvait lui conférer. Car qu’importe l’époque, qu’importe le temps, la mode restera toujours un classique.