Comment concilier les enjeux d’une industrie par essence périssable aux nouveaux impératifs de l’éco-responsabilité ?
RSE, responsabilité, impératifs, chiffres, objectifs... Si l’on écoute le discours de la mode ces dernières années, on peut craindre que celle-ci ne soit progressivement dénaturée et qu’elle ne perde à terme ce qui fait son essence même : sa créativité, sa spontanéité et son irrévérence. De peur de se perdre dans une vision restreinte de la création, on peut se complaire dans un discours libertaire de refus de la norme où les principes de précaution et de responsabilité n’ont pas lieu d’être. Cet état d’esprit, aussi louable soit-t-il, oublie toutefois un léger détail : cette industrie à terme n’est pas viable. En effet, après des années de surconsumérisme et de course à la productivité, le monde doit se rendre à l’évidence : l’économie linéaire et mondialisée mise en place aujourd’hui a des conséquences sociales et environnementales irreversibles qu’il s’agit désormais d’enrayer afin de retrouver un certain équilibre. Ou bien la mode que l’on connaît, riche d’infinis possibilités de créations, se verra rattrapée par une réalité plus pénible : celle d’un monde à bout de souffle et d’une industrie en pénurie. C’est autour de ces nouveaux enjeux environnementaux et sociaux que sont venus discuter Adeline Dargent du Syndicat de Paris de la Mode Féminine, Déborah Neuberg de la marque De Bonne Facture ainsi que Marie Montliaud de la Fédération de la Maille et de la Lingerie autour de la modératrice Constance Dubois.
Comment concilier les enjeux d’une industrie par essence périssable aux nouveaux impératifs de l’éco-responsabilité ? Comment poursuivre la croissance d’un secteur qui emploie plus de 60 millions de personnes tout en promouvant un modèle propre et conscients du monde dans lequel il puise son inspiration et ses matières premières ? Comment construire la mode de demain ? Vastes interrogations auxquelles tentent de répondre la profession depuis plusieurs années, soutenue dans cette démarche par de grands acteurs et groupes internationaux ainsi que par une nouvelle génération d’activistes, fabricants et designers prêts à s’engager pour contribuer au renouveau de la mode. Face à une réalité sociale et environnementale fragile et aux nouvelles exigences du consommateur, les marques doivent rivaliser d’ingéniosité pour fabriquer leurs collections en prenant en considération de nouveaux facteurs tels que le sourcing des matières premières, les conditions de travail, la traçabilité des produits, l’usage d’ingrédients chimiques ou encore l’impact de produits sur la santé. Autant de préoccupations que se posent désormais le consommateur et auxquelles devront répondre les marques de manière croissante.
“Pourtant, aujourd’hui encore, 80% des entreprises ne se sentent pas exposées ou concernés par ces impératifs sociaux et écologiques, explique Adeline Dargent du Syndicat de Paris de la Mode Féminine. La plupart ne savent pas ce qu’est une RSE, par exemple.” RSE pour responsabilité sociétale - ou sociale - des entreprises. Définie par la commission européenne, il s’agit de “l’intégration volontaire par les entreprises de ces nouvelles responsabilités sociales et environnementales qui pourront avoir un impact positif sur la société tout en promouvant un modèle économiquement viable” peut-on lire sur le site du gouvernement français. On y fait état de sept facteurs d’engagement : les droits de l’homme, les relations et conditions de travail, l’environnement, la loyauté des pratiques, les questions relatives aux consommateurs, les communautés et le développement local. Mais si la RSE est encore minoritaire en France, notamment dans la mode, sa réglementation devient de plus en plus contrôlée. Désormais, le principe de précaution rejoint aussi celui de responsabilité et entraîne une nouvelle temporalité dans la mode qui doit désormais contrôler sa production en amont et en aval. A l’avenir, ils deviendront des facteurs clefs dans la viabilité d’une entreprise.
Les initiatives se multiplient donc pour accompagner les designers et créateurs dans cette néo-croisade éco-responsable. La Fédération Française du Prêt à Porter Féminin propose ainsi un guide pratique pour comprendre ces nouveaux défis et pouvoir y répondre quelque soit sa taille ou son secteur d’activité. “Il faut identifier et prioriser les enjeux sociaux et environnementaux de chacun, poursuit Adeline Dargent. Construire un véritable plan d’action afin d’améliorer l’impact de sa chaîne et vérifier l’engagement des actions entreprises. Et dans un second temps, il faut communiquer !” Aujourd’hui, de nombreux chefs de files responsables montrent la voie, comme les papesses de la mode éthique Vivienne Westwood et Stella Mccartney, ou des marques digitales engagées comme le très bankable label américain Reformation. En France, Le Slip Français, 1083 ou leur voisin suisse Freitag sont aussi des références. De plus en plus de marques décident ainsi de s’engager, conscientes également du facteur de désirabilité dont elles peuvent bénéficier auprès du consommateur.
La créatrice Anne Willi promeut ainsi elle aussi une mode vertueuse. “L’éco-responsabilité fait parti de mon ADN. De par ma culture, moitié suisse-moitié française, j’ai toujours produit de petites quantités et collections car je produis tout en Europe auprès de fabricants ciblés.” Une démarche longue et difficile mais qui semble payer, comme en atteste la créatrice. Alors l’éco-responsabilité, le nouveau prix à payer de la mode ? Après des années de gaspillage à outrance et de productivité effrénée, il semblerait que ces designers soient prêts à l’accepter, au risque parfois d’en faire eux-mêmes les frais. “Nous sommes dans une démarche de responsabilisation de la production, souligne Déborah Neuberg à la tête De Bonne Facture. Nous travaillons localement avec des ateliers en prenant en compte le transport et nous faisons le choix de nos matières naturelles selon leur provenance ou les conditions de cruauté animale.” Un engagement total donc et à toutes les étapes de fabrication des vêtements qui impacte directement sur la création et sur la temporalité des pièces.
La mode, qui autrefois jouait de son caractère éphémère et capricieux, tend en effet de plus en plus à pérenniser son modèle. Désormais, on recherche la durabilité des matières et la transmission des pièces. La fast-fashion, qui se consomme et se consume, se voit peu à peu rattrapé par un modèle plus lent, plus artisanal et plus humble en quête de qualité et d’intemporel. “Nous devons penser la création autrement en envisageant une mode qui ne soit plus soumise aux aléas des humeurs et des tendances. Il faut revenir au vêtement et créer des pièces à histoire ayant vocation à vivre longtemps”, conclut Déborah Neuberg.
En 2019, la mode n’a donc plus seulement la tête dans les étoiles, mais bien les pieds sur terre. Grâce à une nouvelle vague de penseurs, professionnels et designers, elle tend sans cesse à se renouveler pour créer un modèle plus vertueux et en phase avec son temps. Désormais, on prêche un retour au vécu et à l’émotion en créant une mode de sens et d’histoire. Face à ces nouveaux impératifs économiques, écologiques et sociaux, l’industrie semble ainsi rivaliser d’audace et de créativité pour façonner la mode de demain. Loin d’une vision duale ou manichéenne, la mode, que l’on jugeait parfois volatile, légère, superficielle, montre une fois de plus un nouveau visage. Celui d’une mode intelligente, innovante et radicale. Et prouve une fois de plus, que la mode est ad vitam eternam.