09 Mar. 2020

Business model de la Mode

Business

Talk Impact x Fashion Network : concilier business et éthique


En 2015, la grande prêtresse Li Edelkoort faisait trembler l’industrie de la mode avec son manifeste “Anti-Fashion”, une diatribe virulente et sans appel dans laquelle l’ancienne défricheuse de tendances dénonçait les dysfonctionnements de l’industrie et ses abus outranciers. Au banc des accusés, un seul coupable : l’argent. La mode aurait ainsi perdu sa créativité, son ambition et son indépendance face à la mainmise des financiers et des grands groupes mais aussi à l’appât du gain. En effet, pour suivre le rythme incessant d’un fast system mondialisé, elle doit rivaliser d’audace pour créer toujours plus et toujours plus vite. Résultat : un temps de réflexion et de conception réduit, une main d’oeuvre délocalisée et souvent abusée et des savoir-faire qui se perdent. Selon la gourou du style, la mode aujourd’hui serait donc dépassée. Pis encore, elle serait démodée. Comment concilier dès lors, un modèle économique et social vertueux et un business florissant ? Comment redonner sa valeur au vêtement et à ceux qui les créent ? Vaste problématique à laquelle nos experts ont tenté de répondre : Annick Jehanne, de la marque Nordcréa, Geoffrey Bruyère du média Bonne Gueule, Patrice Naparstek, de la Fédération Nationale de l'Habillement et Stéphane Malherbe, consultant retail.

"Comment un vêtement peut-il coûter moins cher qu'un sandwich?" questionnait Li Edelkoort dans son manifeste "Anti Fashion". La réponse paraît assez absurde lorsque l’on prend le temps de se poser un instant pour y réfléchir. Comment un vêtement, aussi simple soit-il, peut-il nécessiter si peu d’argent ? En payant le prix fort, répondront en choeur créateurs, artisans, fabricants, producteurs et activistes. Dans une société où tout est à portée de main et où les biens de consommation sont accessibles en quelques secondes, on oublie trop souvent la vraie valeur des objets. Combien de temps a-t-il fallu pour confectionner ce jean ? Combien de personnes ont participé à la fabrication de ce tee-shirt ? Qui a fabriqué ce pull en maille ? Autant de questions qui restent bien souvent sans réponse et que le consommateur, jusqu’à présent, ne se posait pas vraiment. Mais aux grands maux, les grands remèdes. À crise généralisée, solutions avisées. Les crises économique, écologique et sociale semblent avoir réveillé la conscience citoyenne. Parallèlement, tout un pan de l’industrie est parti en croisade pour sensibiliser les consommateurs à la réalité de leur métier et aux exigences auxquelles il font face. Alliés, ces deux camps font bouger les lignes.

“À travers le vêtement, les gens achètent un bien culturel”, constate Geoffrey Bruyère, à la tête du premier média européen de mode masculine Bonne Gueule. Cet acte d’achat détermine un certain comportement social et une vision qui dépasse la futilité apparente de la mode. Dès lors, le fait de soutenir tel ou tel créateur indépendant, telle enseigne locale, est aussi une marque d’engagement. Consommer moins mais mieux, relève parfois donc de la concession. Mais l’objectif final est payant : l’objet retrouve sa véritable valeur. L’humain, également.

“Pour qu’une marque s’ancre durablement dans le paysage de la mode, elle doit cibler sa vocation, ses valeurs et ses objectifs. Aujourd'hui, de petites marques de mode peuvent démarrer très facilement sans trop de coût. Le vrai défi est de pérenniser cette marque et son business model”, explique Stéphane Malherbe, consultant retail. Une marque aujourd’hui doit donc être cohérente. Depuis l’idée de création jusqu’à sa réalisation et sa production, elle doit désormais concilier “être” et “avoir”. Le vêtement n’est plus seulement un objet périssable de consommation que l’on achète et que l’on jette selon le modèle linéaire “take, make, dispose”, il devient un objet culturel portant des idéaux et des valeurs. Il peut aussi se lire comme un manifeste : fashion ou anti-fashion. Un manifeste d’autant plus lucratif quand on voit le succès de marques éco-responsables comme Honest By, Reformation, Veja ou Andrea Crews.

Plus encore, le vêtement devient un point de rencontre interdisciplinaire entre designers, commerçants et particuliers. Depuis les podiums des plus grandes marques, où l’on peut admirer les collections lors de performances artistiques, comme le défilé “Memento n°4” de Kenzo, jusque dans les boutiques et concept-stores les plus branchés. “Les boutiques ne sont plus des espaces statiques mais doivent progressivement s’animer et se réinventer ponctuellement pour fidéliser leur clientèle”, explique Annick Jehanne, de la marque Nordcréa. Le magasin physique est un nouveau lieu de ralliement où l’on propose désormais de véritables expériences lifestyle : soirées, happening, exposition, collaboration. Ici, toutes les idées sont bonnes pour séduire une clientèle connectée qui n’a plus forcément le réflexe de se rendre en magasin. “On voit de plus en plus de nouveaux commerces qui se développent autour d'une expérience de vie et non plus d'une expérience client. Des lieux qui mêlent mode, art, musique et qui engendrent un véritable attrait de la part des consommateurs”, poursuit Stéphane Malherbe. Humer l’air du temps pour mieux se l’approprier. Détourner les codes classiques des magasins physiques pour proposer une nouvelle offre de service, au delà de la vente simple, cela pourrait bien être le véritable défi des commerçants. “On assiste à une véritable révolution du commerce et du retail qu'il faut prendre en compte. Le détaillant physique est en pleine révolution et doit prendre en compte l'essor du e-commerce, mais au final nous souhaitons que le grand gagnant soit le consommateur”, conclut Patrice Naparstek de la Fédération Nationale de l'Habillement.

Consommateurs et marques semblent ainsi avoir trouvé une néo-alliance lucrative autour de la mode responsable. À terme, cet engagement sera certainement inévitable. D’une part, les consommateurs sont prêts à consommer autrement les vêtements et commencent peu à peu à accepter d’en payer le prix, d’autre part les marques, désireuses de mieux produire, constatent un véritable intérêt de la part de leur clients. Une alliance toutefois rendue possible par une transparence presque absolue et un dialogue ouvert de part et d’autre de la chaîne. Le digital peut alors devenir un outil essentiel pour la plupart des commerçants afin de redynamiser l’attractivité de leur boutique. Les réseaux sociaux deviennent un relai de communication idéal pour souder une communauté et promouvoir les évènements qui y sont liés : sortie d’une collection, arrivage, réassort, cocktails, expositions… "Il n'y a toutefois pas de dogme en matière d'image de marque et de communication. Chaque marque est un cas unique”, termine Geoffrey Bruyère du média Bonne Gueule. Redonner du sens et de la valeur au vêtement relèverait donc d’un engagement collaboratif et d’une vision commune. La croyance en l’avenir de la mode, tout simplement.