20 Dec. 2019

LA MODE COMME HORIZON D’INSERTION

Business

En tout temps, la mode est question de représentation.


Elle est ce marqueur social visant autant à s’intégrer dans la société qu’à s’en démarquer. Obéissante ou transgressive, elle est cette apparente futilité que chacun porte pour s’affirmer. Ainsi, la construction du sens dans la mode est centrale. En tant qu’industrie culturelle, elle produit des objets mais également des symboles. C’est autour de cette dimension sociale et symbolique que sont venus débattre Lunzi Agbogan du Mentoring Anti_Fashion, Youssouf Fofana de Maison Château Rouge et Guillaume Ruby de la marque Kaporal autour de la curatrice Stéphanie Calvino d’Anti_Fashion.

C’est une histoire de culture, de mode et d’influence. L’histoire d’un créateur, Youssouf Fofana et de sa marque Maison Château Rouge créée en 2015 et dont les collections sont vendues du district de Mayfair à Londres jusqu’à Tokyo, du quartier Château Rouge à Paris jusqu’aux vitrines éclairées de Pékin. C’est l’histoire d’une success story et d’une mode qui s’étend hors-frontière grâce au pouvoir de la création et du vêtement. En 2014, après avoir été diplômé en management, Youssouf travaille dans une banque lorsque pour son association “Les Oiseaux Migrateurs”, il décide de lever des fonds et de créer dans cet objectif des tee-shirts qu’il met en vente. Le succès est immédiat et bien au delà de ses espérances. L’histoire peut commencer. En créant sa marque Maison Château Rouge, le créateur souhaite rendre hommage au quartier Barbès et à la rue Myrha où se trouve désormais la boutique mère, surtout il souhaite apporter une image positive à ce quartier trop souvent délaissé. Ses collections, savant mélange de culture africaine et parisienne, sont le fruit d’un travail collaboratif avec ses employés de l’atelier de la Goutte d’Or et de couturiers des environs. “L’idée était vraiment de développer localement notre atelier dans un quartier où vivent de nombreux tailleurs. L’insertion et au coeur de notre projet.” La marque désormais incontournable a su trouver un public international et continue de faire fusionner travail, inspiration et vie de quartier.

L’industrie de la mode comme vecteur social, c’est également le pari de Guillaume Ruby et du groupe Kaporal qui redonne vie aux jeans et vêtements usés dans ses ateliers d’insertion marseillais. Kaporal a anticipé la mode de l’upcycling et depuis 2014, il récupère de la matière première selon le principe de l'économie circulaire afin de créer de nouveaux produits. “Chaque année, un créateur collabore avec des jeunes à qui on charge de retravailler ces produits pour créer les nouvelles collections. Nous souhaitons apporter un mécénat de compétences pour des jeunes qui ont le goût de la mode et qui veulent en faire leur métier”, explique le directeur marque et communication du groupe. Un échange de compétences et de valeurs qui apportent un vent d’air frais dans une industrie souvent jugée trop élitiste.

“La mode peut être un véritable liant social”, continue Stéphanie Calvino à la tête du mouvement Anti-Fashion qui se réunit chaque année à Marseille. La ville de Marseille constitue un véritable laboratoire, un vivier pour ce type d’expérience d’insertion afin de trouver des projets professionnels à des jeunes en difficulté face aux inégalités sociales. “Nous souhaitons ouvrir la mode à des jeunes en périphérie et sortir d’un modèle de mentoring fondé sur la bienveillance bourgeoise.” Créer une mode périphérique donc, une mode alternative tant dans son industrie et sa manière de produire que dans l’intention de création du vêtement. “Il faut donner une parole nouvelle à la mode”, poursuit la représentante d’Anti-Fashion.

En 2019, la dimension sociale ne peut donc plus être écartée de la mode. Il faut élargir ses frontières, faire tomber les barrières et idées reçues afin de créer un modèle à visage humain représentatif de l’ensemble de la société et non plus seulement d’une élite. Le projet “Mentoring” d’Anti-Fashion propose ainsi à des jeunes en difficulté avec peu de perspectives professionnelles de se frayer un chemin dans la mode. Lunzi Agbogan a pu suivre cette formation, il est désormais en contrat d’alternance chez Jules mais témoigne encore des difficultés rencontrées par les jeunes face une industrie souvent peu enclin à ouvrir ses portes. “Il faut vraiment montrer une nouvelle voie en matière d’embauche, explique Guillaume Ruby. La mode ne pourra changer que si elle se transforme au plus profond de son système.”

Dans une société en quête de sens et face à un consommateur de plus en plus éveillé, plusieurs marques ont pourtant déjà fait le pari de l’éthique comme la marque Danone et son PDG Emmanuel Faber qui annonçait lors d’un discours à HEC : "Désormais, après toutes ces décennies de croissance, l'enjeu de l'économie, de la globalisation, c'est la justice sociale. Sans justice sociale il n'y aura plus d'économie." Ainsi, c’est toute une économie qui se voit bousculée, tout un système qui doit être repensé et dont la mode fait parti de manière inhérente en tant qu’industrie culturelle productrice d’objets et de symboles.

Notre société est de plus en plus sensible au monde et à la nature. Une partie de la population cherche déjà à consommer mieux et moins mais il faut également intégrer ce discours d’éco-responsabilité aux classes populaires qui ont d’autres préoccupations plus grandes. Il faut déconstruire une pensée majoritaire axée sur la facilité et redonner leur valeurs aux objets, rappelle Stéphanie Calvino. Aujourd’hui une nouvelle vague de designers, de penseurs et d’activistes comme Le Slip Français, Kaporal, Maison Château Rouge, Gentle Factory ou Anti-Fashion proposent une autre mode grâce à un retour aux richesses et compétences locales et à un modèle d’embauche ouvert à tous. La sensibilisation, l’éducation et la transmission des savoirs sont donc les fers de lance de ce nouveau modèle éco-responsable. La mode encore très communautaire s’ouvre à de nouveaux horizons.

De Nairobi à Marseille, de la rue Myrha jusqu’à Mayfair, la mode peut être ce liant entre les hommes, les cultures et les origines. Éternelle rebelle, elle prouve une fois de plus qu’avant d’être “anti” elle est cette puissance fédératrice capable de transformer des objets inertes et bruts en objets “magiques” porteurs de sens comme le théorisaient déjà les sociologues français Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut en 1975. Mais si le vêtement lui-même par sa forme et son apparence est vecteur de statut et de distinction sociale, la manière de le penser et de le produire est également au coeur de sa symbolique et doit désormais diriger son processus de création. Une mode au service des hommes et du monde donc, une mode au service de demain.